IA et Big Data

Utilisation des données : les 3/4 des consommateurs inquiets

L’utilisation des données par les entreprises pose un grave problème de confiance aux consommateurs. Et de cette baisse de confiance découlent des risques pour les entreprises : risque de divorce avec leurs clients et donc de perte de chiffre d’affaires. Nous avons profité de la sortie d’une étude qui nous a été confiée par Adobe* pour interviewer Claudia Senik, professeur à Sorbonne Université et Paris School of Economics et directrice de l’Observatoire du bien-être (Cepremap). Ensemble nous avons évoqué ce sujet de la confiance dans l’utilisation des données des consommateurs par les marques. Une interview riche qui montrera que la situation est complexe et qu’elle ne peut être réduite à une caricature manichéenne où les gentils sont les consommateurs et les méchants les « GAFAM« .

Les trois quarts des consommateurs inquiets de l’utilisation des données faite par les marques

utilisation des données
Les trois quarts des consommateurs sont inquiets de l’utilisation des données qui est faite par les marques. Une constatation nous oblige à nous poser la question de savoir si cette crainte est rationnelle et si les comportements des utilisateurs eux-mêmes sont toujours exemplaires. Un tableau clair et tout en nuance est dressé par Claudia Senik, Directrice de l’observatoire du bien-être et professeur à Paris School of Economics, qui nous aide à mieux comprendre la situation.

* transparence, il nous arrive de travailler pour Adobe sur certaines missions

Utilisation des données : un débat biaisé ?

Claudia Senik (dessin – Le Monde)

Quand on évoque la confiance des consommateurs dans la donnée, notamment dans notre beau pays, la discussion s’envole tout de suite sur les « GAFAM ». Un acronyme somme toute assez peu utilisé outre-Atlantique où on lui préfère l’expression « Tech giants ».

Le sujet finit par être mélangé avec tout un tas de considérations juridiques, administratives, politiques et culturelles au point qu’on n’en comprend plus grand-chose, sauf qu’il y a d’un côté des gentils et de l’autre des méchants. Erreur au-delà des Pyrénées… eût écrit Pascal, les choses ne changent pas trop à travers les siècles.

Mais la réalité est plus nuancée, avec d’un côté des marques, de toutes origines, c’est l’enseignement à tirer de l’étude Adobe, qui doivent absolument redresser la barre pour retrouver la confiance des consommateurs.

Et d’autre part des consommateurs qui expriment des craintes, mais ne sont pas non plus exemplaires dans leurs comportements. Sans compter que les Français ont un rapport assez ambigu à la confiance, comme nous l’explique le rapport 2020 de l’observatoire dirigé par Claudia.

L’étude Adobe Trust Report EMEA 2022

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Une étude menée par Adobe en partenariat avec Advanis pour mesurer la confiance des consommateurs quant à l’utilisation de leurs données par les entreprises. Les consommateurs ne sont pas émerveillés. Cette étude s’est concentrée sur 7 pays : Belgique, Danemark, France, Allemagne, Pays-Bas, Suède et Royaume-Uni.

Les consommateurs soucieux de l’utilisation des données personnelles

La constatation principale qui résulte de cette étude est que les consommateurs sont préoccupés de l’utilisation qui est faite de leurs données par les entreprises. Voyons avec Claudia Senik comment interpréter les résultats de cette étude que vous pourrez télécharger dans son intégralité dans ce billet.

Claudia Senik Ce que montre l’étude, c’est que 3/4 des consommateurs interrogés se disent en immense majorité très soucieux de la manière dont leurs données sont utilisées par les entreprises.

C’est la question principale, celle de la confidentialité des données et de la nature des destinataires de ce partage

Cette inquiétude porte sur les types d’informations à diffuser et avec qui elles sont partagées, la certitude d’avoir la maîtrise de ces sujets, le contrôle de ces données et le fait d’être rassuré sur ces questions.

78 % des consommateurs déclarent qu’il est important de pouvoir choisir la manière dont les entreprises utilisent leurs données (FR : 74 %)
46 % disent que c’est TRÈS important. (FR : 41 %)

Des consommateurs préoccupés, mais sont-ils prudents ?

CS C’est là que c’est intéressant, parce que l’enquête mesure uniquement les préoccupations déclarées par les personnes interrogées. Mais en réalité, comme toujours, l’individu est clivé.

C’est-à-dire que quand il y pense, il s’inquiète de savoir comment les données qui le concernent seront traitées et diffusées. Mais quand il s’agit d’agir, finalement, il va cliquer le plus vite possible sur le bouton « J’accepte » que le RGPD impose à tous les sites et à toutes les applications.

C’est un phénomène que l’économie comportementale a mis en évidence : l’individu est limité en temps et en ressources cognitives. Quand une action est pénible et fastidieuse, il va faire l’impasse

Donc le consommateur peut être à la fois inquiet et insouciant.

On pourrait représenter ça comme une sorte de calcul coûts/avantages, peut-être inconscient.

Le coût imposé par la vérification trop fréquente des conditions liées à l’utilisation des données est inférieur au gain de temps lié à leur acceptation aveugle

Donc en fait on peut en conclure implicitement que les consommateurs acceptent ce risque.

Une peur justifiée ou irrationnelle ?

CS Il y a eu beaucoup de bruit médiatique, pas forcément mensonger, sur les fake news et la manipulation des comportements des personnes, notamment lors des élections.

Cela existe, ces bruits ne sont pas complètement irrationnels.

Il y a aussi le risque de publicité intrusive ou intempestive, même si c’est rare. Par exemple, récemment, avec le compte de formation professionnelle, nous avons été tous harcelés par téléphone.

Le sondage fait bien ressortir la contradiction : les consommateurs ne sont pas d’accord que le bénéfice du partage d’informations est plus bénéfique, mais quand il s’agit de passer du temps à lire les petits caractères…

Ces craintes sont tournées vers les entreprises ou organisations qu’on peut soupçonner de vouloir manipuler les gens pour orienter leur consommation en fonction de leur profil ou pour orienter leurs comportements politiques

D’abord de la part de grandes entreprises issues de pays qui auraient des visées hostiles vis-à-vis de pays ou de régimes démocratiques.

Ensuite, des craintes vis-à-vis de l’utilisation par certaines entreprises qui pourraient devenir menaçantes, notamment si les données de santé des individus pouvaient être récupérées ou transmises. Ce qui pourrait avoir des conséquences graves pour l’accès au crédit bancaire, par exemple.

Si jamais les assurances décidaient de discriminer en fonction des risques médicaux, certaines données deviendraient particulièrement sensibles ou critiques

Les consommateurs sont donc soucieux de ce que ces données-là ne soient pas transmises justement à certains secteurs qui pourraient les utiliser à mauvais escient.

Cette crainte est-elle rationnelle ?

CS Disons que techniquement et politiquement, dans des pays ou les gouvernements ont les moyens d’obtenir des informations.

Et l’intervention de la Russie lors des dernières élections électorales présidentielles a montré que c’était bien le cas.

Mais en même temps, c’est un risque que les gens prennent de fait

En fait, avec le développement des Big Data, toutes les informations désormais sont mises en commun et des données qui étaient de l’ordre privé il y a quelques années ne le sont plus du tout.

Et donc on passe d’une notion de l’intimité à une notion de transparence et d’exposition


Facebook éthique bearing cross
Graffiti : Zuckerberg portant sa croix – Paris St Jacques 2019

« Lorsque j’ai commencé dans mon dortoir à Harvard, la question que beaucoup de gens se posaient était « pourquoi voudrais-je mettre des informations sur Internet ? Pourquoi aurais-je envie d’avoir un site web ? Et puis, au cours des 5 ou 6 dernières années, les blogs ont pris un essor considérable et tous ces différents services qui permettent aux gens de partager toutes ces informations. Les gens se sont vraiment habitués à partager non seulement plus d’informations et différents types d’informations, mais aussi plus ouvertement et avec plus de personnes. Cette norme sociale est simplement quelque chose qui a évolué au fil du temps ».

Mark Zuckerberg
« Zuckerberg déclare la fin de l’ère de la donnée privée » (2010)
New York Times


Comment les entreprises répondent-elles à ces défis ? Sont-elles à la hauteur des attentes ?

CS Pour répondre à ces défis, l’entreprise doit devenir responsable.

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Pour regagner la confiance, les entreprises doivent prioriser les bonnes pratiques autour de la donnée… et là l’étude montre que le chemin est encore long

Je trouve ce mot assez bien vu parce que responsable. C’est l’idée qu’on doit répondre de ses actes devant quelqu’un.

Pour répondre à ces enjeux, les entreprises doivent s’être engagées en amont sur un certain type de comportement

Les entreprises peuvent le faire en déclarant en amont quelles données elles collectent, ce qu’elles vont en faire, comment elles vont les gérer en interne et en externe au sein de l’entreprise, comment elles vont circuler, comment il y aura des pare-feu et des barrières pour éviter que n’importe qui les utilise…

Ensuite, évidemment, mettre en œuvre les moyens pour que le consommateur, éventuellement, puisse vérifier que ces engagements ont été respectés et que l’entreprise sache répondre au besoin de vérification du consommateur. C’est cela être responsable.

Au début, tout cela s’est développé de manière imprévue avec une profusion de données. En fin de compte, c’est une nouveauté technologique. Mais l’Europe se met en ordre de bataille pour améliorer les choses.

Quel est le risque pour les marques si les consommateurs ne sont pas entendus ?

CS Trois quarts des Français qui sont interrogés par l’enquête déclarent qu’une marque qui aurait trahi leur confiance, soit en utilisant leurs données de manière non conforme, soit on sait qu’on n’a pas leurs préférences, les perdrait définitivement. C’est-à-dire qu’ils déclarent pouvoir ne plus faire confiance ni n’acheter de produits de cette marque.

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Si la confiance est rompue, il est possible que les consommateurs votent avec leur porte-monnaie. On remarquera au passage que les Français sont plus conciliants que leurs amis européens
C’est là que cela devient intéressant. Un billard à trois bandes en somme : 1) les consommateurs désirent de la personnalisation (donc l’utilisation de leurs données), mais 2) ils cliquent sur le bouton accepter sans trop regarder, car ça prend trop de temps et 3) si l’entreprise en profite pour faire trop de choses avec ces données attention aux conséquences… Bref, une situation un peu plus complexe que ce qu’on nous présente habituellement et beaucoup plus proche de la réalité et de la complexité inhérente aux comportements humains.

Quelle est l’importance de ce critère de la confiance ?

Crises de confiance, 2020

Dans un ouvrage que j’ai coordonné, qui s’intitule Crises de confiance, il y avait justement un chapitre où un des auteurs avait étudié ce genre de crises de confiance et mis en place des expériences.

Plus les consommateurs avaient confiance en une marque à laquelle ils étaient fidèles, plus ils étaient susceptibles de prendre des mesures de représailles quand la marque enfreignait ses engagements

Ainsi se met en place une forme de réaction punitive et même de boycott à la fois pour punir l’entreprise elle-même et aussi pour envoyer un signal aux autres sociétés.

L’économiste George Akerlof a reçu le prix Nobel d’économie pour un article très ancien (The market for ‘lemons’, 1970) où il étudiait le marché des voitures d’occasion. Il a démontré que quand il y a de l’incertitude sur le produit et que le consommateur n’a plus confiance, le marché peut s’effondrer.

Dans le domaine du numérique, si on arrivait à cette perte de confiance, on pourrait voir disparaître certains acteurs

Que signifie véritablement ce terme de confiance?

CS La confiance, c’est un pari sur le comportement d’autrui.

Cela caractérise une situation où un grand nombre d’individus sont interdépendants, mais ne savent pas exactement quel va être le comportement des autres membres du groupe.

Ils doivent essayer de deviner, d’anticiper le comportement des autres et notamment, si ce comportement va être coopératif.

La confiance est un capital, quelque chose qui s’accumule au cours du temps

La confiance est un stock qui se construit au cours du temps, par l’expérience, par la validation période après période, du fait que l’entreprise, par exemple, se comporte conformément à mes anticipations et de manière coopérative.

Utilisation des données personnelles : un avertissement à entendre

Claudia Senik et cette étude d’Adobe nous ont éclairés sur l’importance de ce facteur de confiance et de ses conséquences possibles pour les entreprises.

Entreprises qui ne semblent pas encore avoir compris l’importance, malgré des réglementations sans cesse plus rigoureuses, du soin à apporter dans le traitement de la donnée du consommateur.

Et il est temps que cela change, car les conséquences économiques pourraient être désastreuses.

Si les consommateurs sont des êtres complexes et contradictoires, il y a quand même des barrières qu’il ne faut pas franchir. Et l’avenir nous dira si certaines de ces marques qui ont oublié d’écouter cet avertissement, et notamment Facebook, en pâtissent.

Télécharger le rapport sur la confiance en EMEA (Adobe)

Yann Gourvennec
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Yann Gourvennec

Yann Gourvennec created visionarymarketing.com in 1996. He is a speaker and author of 6 books. In 2014 he went from intrapreneur to entrepreneur, when he created his digital marketing agency. ———————————————————— Yann Gourvennec a créé visionarymarketing.com en 1996. Il est conférencier et auteur de 6 livres. En 2014, il est passé d'intrapreneur à entrepreneur en créant son agence de marketing numérique. More »

3 commentaires

  1. bonjour,
    j’aimerais avoir l’exemple d’une entreprise boycotté pour le non respect au RGPD (protection des données)
    merci

    1. Bonjour Lilian merci pour votre question, très pertinente.
      A ma connaissance il n’y a pas eu d’entreprise boycottée par les utilisateurs.
      Prenons Google par exemple. Il ne manque pas de critique sur Google, et encore moins sur Facebook.
      Mais cela ne veut pas dire que les utilisateurs « boycottent » Facebook.
      Il y a bien eu un boycott (temporaire) de Facebook par P&G mais c’était uniquement sur la publicité et cela n’avait rien à voir avec le RGPD.
      Pour en revenir au RGPD, il y a eu des sanctions et des fermetures d’entreprises — essentiellement françaises — par la CNIL.
      C’était en 2019 si mes souvenirs sont bons.
      Certains professionnels se sont émus de la dureté de la CNIL vis à vis de ces professionnels.
      IL est plus difficile de poursuivre des acteurs de poids.
      Vectaury a été mis en demeure, mais celle-ci a été levée https://www.latribune.fr/technos-medias/innovation-et-start-up/rgpd-la-cnil-leve-la-mise-en-demeure-de-vectaury-startup-de-ciblage-publicitaire-808823.html
      Fidzup a fermé et a accusé la CNIL de les avoir tués https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/actu/0602712976681-fidzup-tire-le-rideau-et-accuse-la-cnil-de-l-avoir-tue-334901.php (ce qui ne les rend pas vertueux pour autant)
      Autres infos ici https://www.echosdunet.net/breve/90744-breve-cnil-met-demeure-vectaury
      Voilà j’espère avoir répondu à votre question.

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