Disruption : quel regard faut-il porter sur l’innovation ?
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La notion de « disruption »* ne serait-elle pas l’objet d’abus de la part des analystes de l’économie et de la technologie en particulier ? Et à force d’abus ne serions-nous pas en train de nous abuser nous-mêmes ? Alors que Les Échos semblent s’émouvoir de la volatilité du business généré par les « licornes » et que celles-ci semblent devoir être remplacées par des centaures, il n’est peut-être pas inutile de se poser la question de savoir si nous ne sommes pas entrés dans une bulle d’innovationL'innovation va de la compréhension (intuitive ou non) du comportement de l’acheteur à la capacité d’adaptation à l'environnement, marquée par la correction des valeurs de la technologie et un retour à des critères plus traditionnels. À moins qu’à ce débat du pour ou du contre l’existence de la disruption il faille répondre qu’il est trop tôt pour se prononcer. Je vous propose ce billet de réflexion sans prétention avec quelques références à des sources et ouvrages que j’ai trouvé intéressants.
Disruption : quel regard devons-nous poser sur l’innovation ?

* il s’agit d’un barbarisme couramment utilisé, et nous renvoyons à notre article sur l’hypercorrection au cas où cette note ne suffirait pas.
Bulle ou pas bulle… ?
Si d’aucuns crient à la bulle d’innovation depuis bien longtemps, force est de constater que tout le monde n’est pas toujours d’accord.
Dans ce dernier, elle explique le rôle de l’innovation de rupture dans les marchés contemporains. Elle y argumente sur le fait que la disruption n’est pas qu’affaire de mode et qu’il s’agit de quelque chose de plus profond.
En examinant de près ce que l’on peut lire à propos de la stratégie de rupture (ou de disruption), je remarque que le buzzLes recommandations, le marketing du bouche à oreille et les réseaux sociaux pour être incontournable. généré par ce phénomène tape tous azimuts. Celui-ci provoquerait :
- Un effet auprès des entreprises et de leurs employés avec de l’automatisation à tout va et probablement la disparition de quelques métiers ;
- Une intégration de l’innovation productive qui a permis à quelques sociétés de se réinventer ;
- Un mimétisme entre les systèmes et les organisations en réseau ;
- De profonds changements sur les marchés traditionnels (comme ici par exemple, avec quelques années d’avance).
Malgré cela et la performance spectaculaire de certaines sociétés qui se sont imposées en quelques années au point de semer la panique sur leurs marchés et de provoquer des réactions de défense, certains observateurs maintiennent que nous nous trouvons face à une bulle d’innovation.

Et ces mêmes observateurs de faire remarquer que les attentes qu’ils ont envers ces innovations de rupture sont démesurées par rapport à ce qu’elles pourraient apporter.
Et quand il y a une attente supérieure à ce que l’innovation peut fournir, il y a déception. Comme ce que décrit Gartner dans son « Hype Cycle » avec ce que le groupe d’analystes américains nomme « le creux de la déception » (The trough of disillusionment).


Stratégie de disruption : au-delà du « buzzword »
En réalité, la stratégie de disruption n’est pas une tendance. Ce n’est pas non plus un « buzzword » que l’on utilise au détour d’une réunion de planning stratégique ni une façon de positionner une marque sur le marchéLa notion même de marché B2B ou B2C est au cœur de la démarche marketing. Un marché est la rencontre d'une offre et d'une demande, explique en substance Joanne Jacobs.
Il n’y a de vraie rupture, selon elle, que celle qui découle de la convergence de trois éléments :
- Les technologies émergentes ;
- Le changement des besoins des clients ;
- La disponibilité des ressources.
C’est la conjonction de ces trois ingrédients qui fait selon elle de la disruption une réalité ou une fiction.

On pourrait cependant faire entrer dans cette recette quelques additifs de poids :
- Une part de marchéLa part de marché (PDM) peut être définie comme un pourcentage exprimant la place qu’occupe un producteur ou une marque donnée sur son marché significative au point de peser sur les acteurs historiques (en grand public, pour qu’une part de marché soit stable, la barre est placée à 20%, les produits dominants se plaçant souvent à 70 ou 80% sur les marchés mûrs) ;
- Une valorisation qui ne repose pas que sur la valeur boursière (par nature volatile et spéculative, les récentes licornes s’étant fait sanctionner car valorisées jusque 50 fois leur chiffre d’affaires ce qui n’est pas raisonnable) ;
- La capacité à marquer durablement un marché en changeant les pratiques, les modes d’achat — voire la société et les modes de vie.
et l’on pourrait encore ajouter
- La capacité à survivre à une rerégulation du marché, comme cela a été le cas pour le ecommerce avec Amazon. La firme de Seattle vendait, par exemple, sans TVA jusque 1996 au Royaume-Uni (un peu plus tard en Europe). La reréglementation n’a pas fait disparaître Amazon, bien au contraire. Une deuxième étape dans cette reréglementation est l’application de la TVA aux sous-traitants des places de marché.
Remettre en cause le statu quo de la remise en cause du statu quo ?
Ces dernières années, nous avons vu l’apparition de nouveaux entrants sur des marchés que l’on pensait stables et saturés :
« AirBnB est entré dans les premiers rangs en termes de capitalisation du marché hôtelier et Uber a représenté le service de location de voiture avec chauffeur ayant la croissance la plus rapide au monde », écrivait Joanne en 2015.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? On observe donc un retour à la réalité du terrain dans le secteur de la high-tech. Finies les valorisations sans sous-jacents. Enfin, peut-être.

La question se pose donc, avons-nous tendance à exagérer l’innovation ? Vaclav Smil, le célèbre auteur de « Numbers Don’t Lie » répond sans ambages que nous nous trompons. Selon lui, la période la plus innovante de l’humanité a été les années… 1880 !
Selon les adorateurs du monde digital, la fin du XXe siècle et les deux premières décennies du XXIe siècle nous ont apporté un nombre sans précédent d’inventions profondes. Mais c’est un malentendu catégorique, car la plupart des avancées récentes sont des variations de deux découvertes fondamentales plus anciennes : les microprocesseurs […] et l’exploitation des ondes radio, qui font partie du spectre électromagnétique.
Smil, Vaclav. Numbers Don’t Lie (p. 97)
Une bulle d’innovation qui grossit ?
Selon Smil, et d’autres, nous vivons peut-être dans un cadre qui traduit une floraison d’innovations, une accumulation de gadgets plus ou moins importants ou distrayants, mais dont nous ignorons l’importance des innovations sous-jacentes.

Pour reprendre de façon volontairement parcellaire sa démonstration, nous nous émerveillons de nos petits téléphones-ordinateurs, mais omettons de prendre en compte l’importance des travaux de Nikola Tesla à qui nous devons la domestication du courant alternatif. Tesla est mort dans les dettes et l’anonymat, mais sans lui, pas de gadgets !
Des innovations fabuleuses mais peut-on parler de rupture ?
Bon nombre des innovations que nous utilisons sont certes fabuleuses — et je ne cesse de m’émerveiller sur tous ces outils de la communication que nous utilisons — mais constituent-elles pour autant des innovations de rupture ?
Nous avions déjà évoqué ce thème avec Alain Lefebvre et il me semble important d’y revenir.
Relire cet article de 2015 aujourd’hui alors que les nuages s’amoncellent sur les valeurs de la tech est intéressant. Où en sommes-nous de la « disruption » à l’heure où la principale bataille semble se jouer sur des valeurs hautement plus stratégiques comme le blé, les hydrocarbures et le nucléaire ?
Sommes-nous dans une bulle de disruption ?
En 2015, de « DropBox à SurveyMonkey, en passant par la secrète Palantir Technologies et l’audacieuse SpaceX, toute une série d’entreprises disruptives » redéfinissaient la manière dont les organisations communiquent, recherchent et développent des produits, expliquait Joanne.
Déjà à cette époque (2015 paraît bien lointain) elle combattait l’idée que nous vivions dans une « bulle d’innovation ». À tout le moins reconnaissait-elle « une bulle de l’hyperbole de la disruption ».
Plus de 25 ans après le développement du Web marchand, nous avons pourtant le recul nécessaire pour voir ce qui a vraiment changé sous l’impulsion de ces entreprises de la « disruption ».
Et le résultat est sans doute plus mitigé que ne veulent l’admettre aussi bien les détracteurs de l’innovation de rupture que ses défenseurs les plus actifs. Soucieux néanmoins d’instruire le dossier à charge et à décharge je me suis penché sur les deux côtés de l’équation.
Les signes de l’évidence de la disruption
Selon Eric Van Susteren (le responsable de la stratégie Brand Content de Momentive), il existe 5 preuves de l’existence de cette disruption :
- La grande démission serait la preuve d’un changement réel et profond, même s’il n’est pas seulement le fait de la technologie ;
- Cette même grande démission aurait mis au premier plan les attentes des employés dans les domaines de la diversité, l’égalité de chances et l’inclusion ;
- Une majorité des nouveaux achats IT auraient été « sourcés » chez de nouveaux fournisseurs ;
- Près de la moitié, des consommateurs (américains) déclareraient acheter davantage en ligne aujourd’hui, même si le boom du ecommerce semble terminé y compris dans les innovations de paiement qui ont fait long feu ;
- Le boom de l’utilisation du digital ne se dément pas avec des consommateurs sans cesse plus enclins à utiliser des services en ligne.
Mieux encore, McKinsey nous prouvait dès 2019 que le rythme de la disruption s’accélérait dans son rapport « naviguer dans un monde de ruptures« :

Mais que restera-t-il de tout cela dans quelques années ? Le Covid oublié et une fois les armes au fourreau, qu’adviendra-t-il de la « grande démission » ? Les exodes des néoruraux vers les campagnes comme je les observe autour de moi en Ariège en ce moment dureront-ils ? J’en doute un peu. Il faut se donner du temps pour observer.
Et comment les exilés dans les lointaines banlieues vont-ils survivre au travail à distance au long cours? Si j’en suis un adepte depuis 32 ans, je ne suis pas pour autant certain que tout le monde soit capable de suivre le même rythme.
Et que ferons-nous de ce boom de l’IA, noté par McKinsey dans son rapport, qui a accéléré la disruption alors que l’on voit que le concept fait déjà moins recette et commence à lasser tout le monde y compris ses acteurs ? (C’est dommage d’ailleurs, c’est en ce moment que ça se passe)
Bref, comment fait-on la différence entre la disruption et la non-disruption ? Comment évite-t-on, pour reprendre l’expression de Joanne, cette « hyperbole du discours sur la disruption » ?
Le Web3 à l’épreuve
J’entends déjà des commentateurs nous dire que « tout cela on s’en moque, c’est de la théorie, ce qui importe c’est ce qui se passe sur le terrain ». Et pour les rassurer, je leur dirai que je suis d’avance d’accord avec eux.
Peu importe que l’on soit dans un moment où l’innovation de rupture fait rage, c’est l’avenir qui nous le montrera et même… l’Histoire aura aussi son mot à dire. (Si, par exemple, on nous abreuve dans la presse d’informations apocalyptiques sur la disruption apportée par la livraison à domicile et leur impact sur les modes de vie, nous informe-t-on que ces pratiques sont les héritières de traditions bien plus anciennes ?)
Cela étant dit, nous avons quand même besoin de décrypter les innov ations. Prenons le cas du Web 3, déjà cité plus haut dans ces colonnes. Le débat fait rage.
Des experts avisés et non des moindres nous annoncent que la blockchain n’est autre qu’un mensonge et finalement, qu’elle n’est rien d’autre qu’un tableur glorifié.
Il n’est […] pas surprenant que chaque fois que la « blockchain » a été expérimentée dans un cadre traditionnel, elle ait été soit jetée à la poubelle, soit transformée en une base de données privée à autorisation qui n’est rien de plus qu’une feuille de calcul Excel ou une base de données au nom trompeur
Nouriel Roubini, le grand mensonge de la blockchain – 2018
D’autres, non moins avisés, nous enseignent au contraire qu’il s’agit d’un changement majeur et d’une rupture fondamentale.

Le Web3 n’est pas un concept vaporeux, c’est une vision qui englobe différents principes reposant sur des pratiques et des technologies autorisant de nouveaux usages.
Frédéric Cavazza – Sysk – 2022 – livre blanc
Et notons que Gartner se situe au milieu du gué avec un oui mais dans un dossier bien construit.
Certes, la blockchain n’est qu’une des composantes du Web3, mais non des moindres. Alors qui croire ? Comment le béotien peut-il naviguer dans ce monde de ruptures pour paraphraser le cabinet de conseil américain cité plus haut ? Et ne serions-nous pas tous devenus des béotiens dans un monde trop compliqué pour que nous puissions le comprendre ?
Un monde devenu trop compliqué même pour ses experts
Je me suis demandé plusieurs fois ces temps-ci si le monde était vraiment devenu compliqué ou si c’était juste nous qui compliquions les choses afin qu’elles ne soient plus compréhensibles ? A moins que Google ait fait de nous des crétins ?
Cela m’a rappelé une conférence du regretté Bernard Stiegler qui nous a hélas quittés l’an dernier. Sa réflexion de fond sur la prolétarisation de la société (on devrait peut-être parler de proNETarisation ?) tapait dans le mille (même si la solution qu’il proposait était plus nébuleuse).

Nous avons perdu la clé de la compréhension du monde qui nous entoure
Et encore une fois, c’est Vaclav Smil qui remet les pendules à l’heure. L’ermite du Manitoba rejoint le philosophe français d’une manière un peu différente.
Il commence par faire remarquer à quel point les « experts » que nous avons entendus ces dernières années ont montré des degrés de spécialisation tels qu’ils n’étaient pas capables de nous aider pour faire face à la pandémie que nous avons traversée.
Selon l’auteur canadien, si ces experts ont mis si longtemps à se mettre d’accord sur une chose aussi simple que le port d’un masque, c’est qu’il y a une explication sous-jacente.
[…] les explications de ce déficit de compréhension vont au-delà du fait que l’étendue de nos connaissances encourage la spécialisation, dont le revers est une compréhension de plus en plus superficielle – voire l’ignorance – des éléments de base.
[…]
Et contrairement à ce qui se passait dans les villes en voie d’industrialisation du XIXe et du début du XXe siècle, les emplois dans les zones urbaines modernes se situent essentiellement dans le secteur des services. La plupart des citadins contemporains sont donc déconnectés non seulement de la façon dont nous produisons nos aliments, mais aussi de la façon dont nous construisons nos machines et nos appareils […]
Smil, Vaclav. How the World Really Works (p. 3). Penguin Books Ltd. Kindle Edition
La sentence de Smil sonne juste, mais pas seulement pour décrire notre ignorance du monde dans ses composantes principales. La prolétarisation frappe aussi les experts de l’innovation, du Web, du digital et de l’économie et l’analyse des technologies dites de « rupture ».
Je ne sais si Roubini a raison ou si, au contraire, les aficionados du Web3 (ou de la prochaine mode de la high-tech) remporteront la bataille. Probablement qu’ils ne le savent pas eux-mêmes. Et le temps long de l’innovation est tel qu’il n’est pas impossible que nous devions attendre une ou deux bonnes décennies avant de connaître le fin mot de l’histoire.
Il en va ainsi de la « disruption » et je mets des guillemets de manière tout à fait intentionnelle. Si l’on m’avait demandé — du temps où j’avais créé Internet-Banking.com — si la banque sur Internet allait « disrupter » le secteur bancaire, j’aurais sans doute répondu oui. Et pour cause, cette perspective me faisait vivre. Qui plus est, je le pensais sincèrement.
Près de 30 ans plus tard la réponse serait beaucoup plus nuancée. Toutes les néo-banques ou presque ont été mangées par de grosses institutions et même si de nouvelles se sont crées, on attend tous de savoir combien de temps elles survivront.
En conclusion, il n’est pas aisé de trancher entre disruption et continuum
Et dans le même temps, alors que Chris Skinner annonçait des fermetures de banque en pagaille il y a près de 10 ans, la réalité a fini par rattraper bon nombre d’établissements bancaires d’aujourd’hui.
Il y a donc bien eu « disruption », mais pas au moment où nous nous y préparions ni de la manière que nous avions envisagée
Si disruption il y a eu dans le domaine bancaire, et ce n’est que le début, c’est le fait plus large de l’automatisation, un mouvement universel qui touche toutes les professions et qui est lié à une tendance naturelle de nos sociétés depuis les fameuses années 1880 : partout où une machine peut faire le travail, pourquoi le donnerai-t-on à un humain (qui coûte cher et en plus se plaint que le travail est pénible).
La réponse à cette question — disruption ou non-disruption — n’est pas triviale, et elle est aussi et surtout affaire d’appréciation et de temps.
La seule chose qui est certaine, c’est que la prolétarisation (au sens de perte de la compréhension du fonctionnement des choses) que nous vivons ne va pas aider au décodage des innovations pour les années à venir.
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