IA et Big Data

Odyssée de l’IA ou travaux d’Hercule ?

La mise en œuvre de l’IA sera-t-elle un long fleuve tranquille ? Je me suis rendu aux rencontres des entrepreneurs de France 2023, le nouveau nom de l’université du Medef, sur l’invitation de Virgile Jouanneau d’Angie. J’y ai assisté à une table ronde, organisée par le Medef Paris riche en enseignements et en réflexions sur la mise en œuvre de l’IA, qui nous emmène  bien au-delà du buzz sur ChatGPT, sur la résistance au changement et l’acceptabilité des technologies. 

Mise en œuvre de l’IA : Odyssée ou travaux d’Hercule ?

mise en œuvre de l'IA
Les rencontres des entrepreneurs français de 2023 nous ont permis de prendre un peu de hauteur par rapport au buzz sur l’IA générative – photo antimuseum.com

Le nom du débat sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu le 29 août à Longchamp était alléchant : « 2024, l’odyssée de L’IA ? » Un sujet d’actualité, comme l’a rappelé Alexis Kasbarian, responsable du pôle transition numérique et innovation du Medef, puisque « 70 % des Français pensent que l’IA va révolutionner nos métiers ». Mais en même temps, la méfiance est de mise avec 77 % des Français et un chef d’entreprise sur deux qui disent « attendre un effort de régulation de la part de l’Europe ».

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La mise en œuvre de l’IA au menu de cette table ronde animée par Benjamin Grange (à droite)

Mais de quelle IA parle-t-on ? Le succès météorique de ChatGPT me semble avoir fait perdre de vue la réalité de ces outils. Il n’existe pas une seule IA, mais une myriade d’outils spécialisés, comme l’a souligné à juste titre Daniel Andler dans son ouvrage remarquable intelligence artificielle, intelligence humaine, la double énigme.

Le débat, remarquablement bien animé par Benjamin Grange, a fait intervenir un panel impressionnant et varié de responsables d’entreprises, d’ESN, d’associations, d’écoles et un représentant de la sphère politique.

Liste des participants à cette table ronde

  • Aline AUBERTIN, Directrice générale de l’ISEP
  • Alexis KASBARIAN, Responsable du pôle Transition numérique et innovation du MEDEF
  • Philippe LATOMBE, Député de la 1re circonscription de Vendée, membre de la commission des lois et spécialiste des questions d’intelligence artificielle
  • Jacques POMMERAUD, CEO d’Inetum
  • Véronique TORNER, Présidente de NUMEUM
  • Minggang ZHANG, Directeur général adjoint de Huawei France.

Retard à l’allumage sur la mise en œuvre de l’IA en France

Chacun son tour, les participants au débat ont apporté leur point de vue. Véronique Torner de Numeum (nouveau nom du Syntec numérique) a ouvert la discussion en déclarant que « nous sommes très en retard sur l’usage et sur le financement en France ».

Véronique Torner a constaté un certain retard à l’allumage sur la mise en œuvre de l’IA en France

Citant une étude Eurostat de 2021, elle a déclaré que « seuls 6 % des entreprises étaient utilisatrices en France » à cette époque. Sans doute que les choses ont changé depuis l’avènement de chatGPT, même si une autre étude plus récente rendue publique par Alliancy vient jeter un doute sur les intentions des entreprises.

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La France est un peu en dessous de la moyenne européenne pour la mise en œuvre de l’IA. Même si on peut se poser la question de savoir ce que veut dire «utiliser l’IA» à l’échelle d’une entreprise. Quelle IA, pour quoi faire? Par qui? … source Eurostat 2021mise en œuvre de l’IA.

Et pourtant, nous fit-elle remarquer, nous avons des champions nationaux comme Mistral.ai ou Dataiku (dont le siège est à New York). En fait, c’est souvent le constat qu’on fait en France, d’excellents professionnels dans le domaine du digital et une adoption par la masse, qu’il s’agisse des entreprises ou des particuliers, qui reste en deçà de la moyenne européenne et mondiale.

De l’IA pour le bien de l’humanité

[NDLR nous ne faisons jamais de commentaires politiques et relatons les propos du patron de Huawei France de manière neutre]

Messieurs Zhang et Pommeraud sont intervenus ensuite en démontrant une volonté d’aller largement de l’avant.

Mise en œuvre de l'IA
Mise en œuvre de l’IA dans un domaine B2B par Huawei avec Pangu Drug, un modèle d’IA utile pour l’humanité selon son DG France.

Les représentants de Huawei, commençons par eux, sont très présents en France avec 2 200 collaborateurs et des investissements en R&D conséquents. Ce sont en effet 18 milliards de dollars investis en 2019, nous a dit monsieur Zhang, contre 25 milliards en 2022 !

Mise en œuvre de l'IA
Minggang Zhang, dans un français impeccable, a plaidé pour une utilisation humanitaire de l’IA

C’est une vision résolument volontariste de l’opérateur chinois et fort différente de ce que l’on observe dans les sociétés leaders aux États-Unis. Huawei semble avoir fixé comme objectif principal de mettre « l’IA au service de l’économie et de l’humanité ». On croira son représentant sur parole.

Ce qui m’a plu également c’est d’entendre que la vision de l’opérateur chinois était très orientée business to business : « 98 % des applications de l’IA seront dans le domaine du B2B », a déclaré Minggang Zhang. Il nous a d’ailleurs fourni un exemple frappant sur le secteur de la santé avec l’utilisation de l’IA générative dans la phase initiale de recherche des principes actifs. Alors qu’en temps ordinaire il faut « 10 ans pour rechercher des molécules avec un taux de réussite inférieur à 10 % », avec l’IA, un chercheur allemand avec qui Huawei a travaillé, en a trouvé plusieurs en quelques mois à peine. Ce qui se traduit par « une diminution de 70 % des coûts de recherche active ». Et de préciser que ceci n’est qu’un exemple.

Un usage qui paraît bien raisonnable et très éloigné aussi des craintes sur la disparition des emplois, avec une vision de l’IA comme outil et non comme remplacement.

Inetum : une mise en œuvre de l’IA générative à grande échelle

Autre vision avec Jacques Pommeraud d’Inetum (nouveau nom de GFI), qui a décidé de mener un grand plan d’action dans son ESN. Dès décembre 2023, « ce seront 1 000 personnes qui utiliseront l’IA générative comme outil de base et qui n’auront plus les outils classiques », nous a-t-il dit. Il faut y aller « à fond et se confronter à 1 tonne de questions pendant le déploiement, et vous verrez ce que vous faites mal au début, mais cela vous permettra de démarrer plus vite que vos concurrents ».

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Jacques Pommeraud a parié sur une mise en œuvre de l’IA générative massive chez Inetum.

Je ne peux qu’être d’accord avec cette approche positive de la confrontation avec l’outil. On peut toutefois se poser la question de savoir si cette utilisation systématique d’outils génératifs, dont certains ont largement prouvé leurs limites, à l’exclusion de tous les autres, n’est pas quelque peu risquée, surtout pour les clients d’Inetum.

ISEP : Développer l’esprit critique

Ma remarque a trouvé un écho dans la présentation d’Aline Aubertin de l’ISEP (Institut Supérieur d’Électronique de Paris), qui a approché la question de la formation à l’IA avec beaucoup plus de prudence. Il faut être capable « de garder son esprit critique, de rester humble et de considérer l’IA comme une boîte noire » nous dit-elle.

Car il faut se méfier. « Il peut y avoir des ratés, ajoute Mme Aubertin, il faut vérifier, car on ne sait pas d’où sont prises les données ».

De même, d’un point de vue de l’éducation, son approche est très raisonnée et elle incite les ingénieurs à apprendre à coder avant de demander à une machine de faire le travail à leur place. Ce qui leur évitera d’avoir des déconvenues quand « l’IA va halluciner » selon l’expression consacrée.

Manager le robot et ne pas laisser le robot manager l’homme

Pour autant, son approche reste volontariste vis-à-vis des étudiants. Elle se décline en 3 points :

  1. D’abord, le savoir classique avec une capacité d’abstraction
  2. La capacité à agir et à « manager le robot et ne pas laisser le robot manager l’homme », une phrase qui m’a bien plu.
  3. Et enfin, comme monsieur Zhang, il s’agit d’agir au service de l’humain en favorisant une pensée critique des ingénieurs.

Une approche qui est tout à fait en phase avec ce que j’essaie de faire pour le groupe Omnes education dans une formation qui aura lieu en octobre et en janvier 2024 pour l’ensemble des étudiants de ce groupe.

Philippe Latombe : pour une législation souple

Le débat n’aurait pas été complet si nous n’avions pas évoqué l’aspect réglementaire des choses. À une période où les règlements pleuvent sur le digital, j’ai été surpris, agréablement, par l’intervention de Philippe Latombe, député (MoDem) de la première circonscription de Vendée, et membre de la commission des lois spécialiste des questions d’intelligence artificielle.

Il a exhorté le législateur à éviter les réglementations trop dures. « Il faut un droit souple, mettre des valeurs, mais ne pas réguler tout de suite » nous a-t-il dit, et d’ajouter qu’il faut « prendre en compte que l’IA se fiche des frontières ».

Malheureusement, il conclut également que ce n’est pas le chemin qu’a choisi l’Europe et que la législation en cours ne laisse pas beaucoup de place à la souplesse, ce qui a tendance à attirer comme un aimant toutes les critiques.

Une approche dont on peut aussi se poser la question de l’efficacité.

Quelques réflexions plus personnelles

Alors que retenir de ce débat ? Les participants étaient finalement assez en phase les uns avec les autres. Une approche raisonnée et raisonnable qui fait appel à l’esprit critique et avec laquelle on ne peut qu’être d’accord. Mais ce qui me frappe le plus est ailleurs :

Tout d’abord, j’ai remarqué que la salle, pleine à craquer lors de l’intervention précédente avec un ministre, Clément Beaune, qui était présent, s’est subitement vidée. L’IA est peut-être le sujet de l’année et peut-être même de la décennie, sinon plus. Pourtant il y avait peu de responsables d’entreprises autour des participants pour écouter et encore moins pour poser des questions. L’IA n’est-elle pas un sujet pour les entreprises ? Le récent rapport d’Alliancy semblerait confirmer cette vision. Je suis néanmoins surpris par ce manque de curiosité. Nous ne cessons de constater la minimisation de l’importance du digital dans notre économie, et même si nous sommes bien conscients que le numérique ne représente pas la majorité des emplois (voir mon rapport sur ce sujet), on ne peut nier son implication dans l’intégralité de l’économie. Qu’on le veuille ou non, le numérique s’est insinué dans tous nos métiers, personne ne peut y échapper. Et on peut également regretter que les chefs d’entreprise ne s’intéressent pas à ce sujet qui risque de les rattraper avant longtemps.

C’est mal parti pour la mise en oeuvre de l’IA dans les entreprises françaises — Source : Alliancy (et l’info est tombée le jour où OpenAI lance son offre Entreprise).

Ensuite, la chose qui me gêne le plus par rapport à ce que j’ai entendu, c’est que l’on parle de l’IA, même générative, comme s’il s’agissait d’une catégorie homogène. Pourtant chacun de ces outils est bien spécialisé. Il n’y a pas d’IA génératives généralistes (et encore moins « générales », qui permettent de faire tout du sol jusqu’au plafond. Finalement, ce que je remarque c’est que nombre de craintes autour de ces outils sont le fait de personnes qui ne comprennent pas véritablement de quoi on parle. Raison de plus pour recommander à nouveau le livre fondamental de Daniel Andler Intelligence artificielle, intelligence naturelle, la double énigme qui retrace l’historique de l’IA et en décrit de façon fort juste et détaillée les caractéristiques.

Enfin je rebondis sur une phrase de Philippe Latombe qui exhortait les autorités et notamment le ministère de la Justice à mettre en place ces outils productivité. Et voilà un excellent sujet. Une recherche brève sur le site du gouvernement m’apprend que nous avons en France une dizaine de milliers de greffiers, et que nous manquons régulièrement de personnel dans ce domaine. Et aussi que beaucoup de dossiers prennent du retard à cause de cela. Cela m’a interpellé quelque part à un moment où on en embauche encore 675 greffiers, juste après en avoir recruté 850 dans les années précédentes. Ne voilà-t-il pas un sujet où l’IA, non pas l’IA générative, mais les outils de NLP, des outils de productivité éprouvés et surtout moins polémiques, pourraient apporter des réponses ? La reconnaissance naturelle du langage est une vieille histoire. Je l’utilise personnellement depuis plus de 20 ans pour écrire des livres. Et aussi mes articles, comme celui-ci. Et je n’en suis en aucun cas un pionnier. L’idée d’utiliser cet outil m’est venue en allant chez un médecin qui dictait à son ordinateur sa lettre de compte-rendu devant moi. Comment se fait-il qu’en plus de 20 ans on n’ait pas eu encore l’idée de mettre en place ces technologies pour améliorer, faciliter, accélérer le travail des greffiers, mais aussi des avocats et des juges qui lisent ses dossiers et qui doivent perdre un temps infini à dépouiller des informations qui pourraient être accessibles de manière plus conviviale et rapide ? Voilà qui est étonnant. Certainement qu’avant de parler d’IA générative, complexe à mettre en place, et dont le peu de fiabilité nécessite un contrôle chronophage, ne se renseigne-t-on pas sur les outils éprouvés et fiables ? D’autant plus que dans les cinq dernières années, les outils de NLP se sont énormément développés. Pour nous, journalistes du Web, des outils comme Trint.com, par exemple, permettent de faire des transcriptions en un temps record, tout en isolant les différents interlocuteurs. Ce billet a été dicté à un iPhone et mon seul travail a consisté à en corriger les phrases pour les améliorer. Quasiment tous les professionnels du monde entier utilisateurs de la webconférence [développée de manière spectaculaire depuis le Covid] connaissent les outils de transcription temps réel qui s’améliorent au fur et à mesure. Alors, pourquoi ne pas essayer de mettre en œuvre ces outils sur le terrain pour résoudre un problème concret comme celui-là ? Et ce n’est qu’un exemple, je suppose qu’il en existe des centaines.

Je pense qu’on se trouve un peu dans la même situation qu’avec nos confrères de la comptabilité. Comment se fait-il qu’en 2023 un des postes de recrutement les plus chauds soit celui des comptables ? Alors que depuis des années on sait que des outils existent pour automatiser une grande partie de ces tâches qui sont, pour la partie amont, relativement peu valorisantes. La valeur est dans l’analyse financière, le conseil, l’accompagnement du chef d’entreprise. Tous le savent, mais tout cela serait trop logique.

Ici on ne parle pas de la mise en œuvre d’un outil dont l’usage est incertain et le ROI inconnu. Nous parlons de solutions éprouvées, sur lesquels les développeurs travaillent depuis les années 70 [sic !].

De la résistance au changement

Tout cela me fait penser que, finalement, un décalage énorme entre la réalité du terrain et la réalité des technologies se fait jour devant nos yeux. Certainement que la France accentue encore ce décalage du fait de la propension naturelle de nos concitoyens à se méfier de la technologie, parfois à juste, et plus souvent à mauvais titre.

Certains se font des frayeurs autour de la mise en œuvre des outils d’IA générative. Ces craintes sont parfois justifiées sur certains domaines ou certains métiers répétitifs ou à faible valeur ajoutée.

Mais finalement, la plus grande barrière aux excès de cette technologie ne serait-elle pas la bonne vieille résistance au changement, et non les réglementations rigides — et somme toute assez inefficaces — évoquées par le député de notre table ronde ?

Sans parler de l’acceptabilité de ces technologies

À moins que la véritable pierre d’achoppement de l’IA en soit l’acceptabilité sociale. Finalement, que pèse l’accroissement de la productivité d’une population de travailleurs en regard du danger et des conséquences sociale et psychologique de son remplacement par une automatisation.

En d’autres termes, mieux vaut faire souffrir des greffiers sous-staffés que de les remplacer par des machines. Ils seront peut-être malheureux et feront grève de temps en temps, mais au moins ils seront nourris et maintenus en activité.

Dans ces discussions de la mise en œuvre de l’IA, comme des autres technologies de l’automatisation, on fait sans cesse appel à la rationalité et à la rentabilité, mais ce ne sont peut-être pas les critères uniques. Après tout, les êtres humains ne sont pas que rationnels, c’est d’ailleurs peut-être ce qui sauvera notre espèce…

Je peux me tromper, mais j’ai bien l’impression que sur ce site, dans 10 ans, si je suis encore là pour y écrire, nous parlerons encore de la mise en œuvre des outils d’intelligence artificielle générative.

D’ici là beaucoup auront évolué, dans un sens ou dans un autre, et se seront transformés voire dans certains auront disparu. Ce qui ne disparaîtra probablement jamais, surtout en France, est cette résistance au changement.

À ce titre, je voudrais revenir également sur ce que disait Philippe Pommeraud, d’Inetum sur l’adoption de l’IA générative dans son entreprise. Il indiquait qu’il rencontrerait certainement un tiers de personnes qui seraient activement utilisatrices de ces outils, un tiers qui serait en apprentissage et un tiers qui serait réfractaire.

Je n’ai pas les pourcentages réels en tête, il faudrait lancer une étude pour cela, mais j’ai bien la sensation que ce nombre de réfractaires est largement sous-estimé et que le nombre de volontaires est au contraire surestimé.

Ce qui est sûr aussi est que l’on surestime toujours la rapidité de l’adoption des nouvelles technologies. Le temps nous dira si nous avions raison.G

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La galerie des photos de #LAREF 2023 – photos antimuseum.com

 

Yann Gourvennec
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Yann Gourvennec

Yann Gourvennec created visionarymarketing.com in 1996. He is a speaker and author of 6 books. In 2014 he went from intrapreneur to entrepreneur, when he created his digital marketing agency. ———————————————————— Yann Gourvennec a créé visionarymarketing.com en 1996. Il est conférencier et auteur de 6 livres. En 2014, il est passé d'intrapreneur à entrepreneur en créant son agence de marketing numérique. More »

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