Il ne faut pas confondre IA et arithmétique
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L’IA est-elle réductible à de l’algorithmie et de l’arithmétique ? Que nenni. Beaucoup de bêtises sont dites et écrites sur l’IA. Un vocable sans doute un peu emphatique et qui fait monter les enchères. Attention donc à ne pas créer des illusions à coups de bluff, qui pourraient se révéler fatales. C’est pour cela que j’ai interviewé Jean-Philippe Desbiolles, auteur d’un ouvrage qui a retenu mon attention, sur ce sujet que nous traitons régulièrement, ici et ailleurs, et notamment en partenariat avec le salon AI 2019 (et on espère AI 2020). Son titre : « l’IA sera ce que tu en feras » (septembre 2019 Editions Dunod).Voici mes quelques réflexions sur le sujet et l’interview de l’auteur qui remet les pendules à l’heure.
Il ne faut pas confondre IA et arithmétique
Alors que je commençais à travailler, dans les années 80, j’avais hérité de la maîtrise d’ouvrage d’un système expert dont le but était de réaliser des configurations PC sur une plateforme MsDOS.
Autant dire que ce ne fut pas un franc succès, car la technologie était assez frustre et surtout, appelé quelques années plus tard aux USA pour ausculter le projet, j’ai passé pas mal de temps à essayer de trouver des techniciens suffisamment compétents pour me convaincre que le projet allait aboutir, surtout sur une plateforme aussi faible, à l’époque.
Surtout, il y avait chez le constructeur informatique où je travaillais (l’ex n°2 du secteur derrière IBM à cette époque-là), un type un peu sur le départ qu’on avait mis sur ce sujet. Sujet qui faisait hausser des épaules tous les informaticiens du cru. C’est qu’on traversait déjà ce que Jean-Philippe Desbiolles décrit comme l’hiver de l’IA.
Une époque où il ne faisait pas bon dire qu’on travaillait sur ce sujet fumeux auquel personne ne croyait. Aujourd’hui les choses ont bien changé. Les machines sont devenues puissantes, les langages et les outils sont nombreux et on peut facilement jouer au lego IT comme nous l’a expliqué Gregory Pallière dans une conférence récente.
Mais il faudrait veiller à ne pas mettre les attentes à un niveau qui ne peut être atteint. Non seulement un grand nombre de start-ups mentent de façon éhontée pour berner des investisseurs pas toujours dans le coup, mais il y a aussi ces prophètes du surhomme qui irritent tous les spécialistes au plus haut point, aussi bien pour des raisons technologiques (Julia) qu’éthiques (Ganascia et son double Gabriel Naël auteur de « ce matin maman a été téléchargée).
Tel est l’avertissement de Jean-Philippe Desbiolles : pour bien comprendre l’IA, il faut arrêter les blablas et se mettre au travail. En finir avec les POC et se mettre à déployer des projets pilotes plus concrets et plus conséquents. Un conseil sain que nous avions déjà prodigué il y a quelques années.
Prendre l’IA comme un sujet uniquement arithmétique serait une grave erreur
Vous avez écrit « l’IA sera ce que tu en feras » chez Dunod. Pourquoi écrire ce livre ?
JPD Avec beaucoup d’humilité, j’en ai eu assez d’entendre tout et son contraire sur l’IA. On entend des discours sur le marchéLa notion même de marché B2B ou B2C est au cœur de la démarche marketing. Un marché est la rencontre d'une offre et d'une demande qui sont soit extrêmement alarmistes comme quoi l’IA nous gouvernera tous. En fait c’est le retour de RoboCop avec un mélange de peur et de Terminator. D’un autre côté j’entends dire que l’IA est stupide ou que l’intelligence artificielle n’existe pas.
Ces deux extrêmes sont faux et même si cela fait du buzzLes recommandations, le marketing du bouche à oreille et les réseaux sociaux pour être incontournable. marketing, car à force de dire ce genre de choses, on finit finalement par déresponsabiliser tout le monde sur ce sujet qui est un sujet clé. En tant que praticien de l’IA depuis 10 ans je me suis senti l’envie de l’obligation d’essayer de parler dans un livre enfin de la réalité de l’IA que j’essaie d’objectiver dans ce livre. Qu’est-ce que l’IA réellement, qu’est ce qu’on en fait, quelles sont ses capacités mais aussi ses incapacités et de prendre un angle beaucoup plus opérationnel qui me semble le bon angle.
Visionary Marketing Le titre du livre contient la phrase « ce que TU feras », mai qui est « tu » : le grand public, les pouvoirs publics, les entreprises … ?
JPD « Tu » c’est tout le monde, c’est à dire vous ou moi, c’est la personne qui nous écoute. Ce sont des opérationnels, des start-uppers, des grands dirigeants d’entreprise et les pouvoirs publics, le pouvoir politique. L’IA doit être l’affaire de toutes et de tous.
Visionary Marketing La première des règles d’or du livre c’est précisément qu’il faut arrêter d’appeler ça IA !
JPD En France notamment, depuis mon retour il y a quatre ans, je m’aperçois qu’on n’arrête pas de parler de data, d’algorithmes, de data scientists, mais qu’on oublie complètement l’apprentissage. On oublie complètement que l’IA est une affaire de sciences cognitives, de sciences humaines. Ce n’est pas qu’un sujet technologique, c’est un sujet où l’humain est au centre de tout. Il doit résider au centre de tout. Qu’est-ce vraiment l’IA ? C’est le langage, la capacité d’un système à pouvoir interagir avec un être humain en langage naturel. L’IA c’est la voix, les mots qui sortent de ma bouche en ce moment-même, demain au travers des box connectées, des voitures qui nous parlent, les cockpits d’avion, de la SNCF… Ce sont des systèmes qui comprennent la sémantique, qui parlent à des êtres humains voire qui réfléchissent et également qui gèrent le savoir. Des systèmes qui vont être dotés petit à petit d’une certaine empathie et d’une capacité à extraire des sentiments des émotions et pouvoir s’adapter. D’ores et déjà le cas de l’IA c’est le langage la voix, la vision, l’empathie, le raisonnement, la gestion du savoir. Tout cela sont des sciences humaines, des sciences cognitives. Bien entendu derrière l’IA il y a de l’algorithmie et des modèles mais aborder le sujet de l’IA de manière uniquement arithmétique est une grave erreur parce que si on fait ça on ne préparera pas les bonnes compétences de demain. Il faut au contraire adopter une logique pluridisciplinaire.
Visionary Marketing Et pourquoi ne faut-il plus utiliser ce terme d’ « intelligence » artificielle ?
JPD Car à partir du moment où nous prononcer le mot intelligence artificielle nous ouvrons la boîte à fantasmes. Le terme d »IA a une connotation de science fiction avec une génération soit d’angoisse, soit d’attentes inatteignables et de mon point de vue il vaut mieux parler de systèmes cognitifs, ce qui aura pour vocation à la fois de ne pas créer des fantasmes qui n’ont pas lieu d’être mais à la fois aussi de refléter une réalité qui est beaucoup plus adaptée à ce qui est en train de se passer.
Visionary Marketing Deuxième règle d’or, c’est arrêter d’en parler et de se lancer. Vous pensez donc qu’il y a trop de blabla sur l’intelligence artificielle ?
JPD Oui je crois qu’il y a trop de blabla sur l’IA. Je vais en prendre ma part de responsabilité car je participe au buzz en écrivant un livre sur ce sujet. Mais mon message est le suivant : seul celui ou celle qui fait réellement de l’IA en comprend réellement la portée. Ce sont ces gens là qui comprennent réellement ce que peut faire l’IA ou ce qu’elle ne peut pas faire.
JPD En Frnace, on a eu droit à une mitrailleuse à POC (Proof Of Concept) qu’on a eu en France. Et comme souvent, 90% de ce qui a été fait n’a pas rapporté les gains qu’on espérait et donc cela a créé une désillusion. C’est un fonctionnement qu’il faut à tout prix casser parce que l’IA, qui est fondamentalement basée sur l’apprentissage, suppose une certaine constance dans la mise en place du pilote. Seuls ceux qui ont mis des projets en place, qui ont lancé des pilotes et qui ont su maintenir le cap pendant une certaine durée ont pu voir les gains de l’IA. Parce que l’IA n’est pas un sujet comme les autres il n’est pas séquentiel, on ne peut pas partir d’un point A à un point B et s’arrêter. A partir du moment où c’est un projet d’IA on part sur une logique d’apprentissage qui sera continue et quelque part sans fin. C’est un parallèle avec l’être humain, en IA, à partir du moment où on commence à apprendre, on n’arrête jamais d’apprendre.
Visionary Marketing Troisième règle d’or, pour commencer il faut se poser une bonne question. Quelle est cette bonne question à se poser avant de se lancer dans l’intelligence artificielle ?
JPD La première question est commencer par un pilote avec un time to market de trois à quatre mois. On met en production, on entame le processis d’apprentissage et surtout on industrialise dès le départ. L’industrialisation est indissociable de la mise en place de l’IA. Il ne faut pas faire un pilote et puis industrialiser, on n’en est plus là aujourd’hui, il faut tout de suite se mettre en position de mettre à l’échelle (« scaler » en anglais) l’IA au sein du groupe dans lequel vous travaillez.
JPD L’autre point est la priorisation. Dans le chapitre 3 de mon livre je partage avec les lecteurs huit critères très concrets pour les aider à identifier ce que j’appelle les « hotspots » de l’IA c’est à dire que va apporter un gain. Mettre de l’IA partout n’a pas de sens. Par contre l’IA a pénétré tous les domaines métiers mais il va les pénétrer différemment. Ces 8 critères que je propose sont pour moi une sorte de grille d’analyse qui aide le lecteur à identifier, qualifier et prioriser les zones sur lesquelles il y a va avoir le très fort impact et surtout va réellement apporter une transformation du processus métier.
LES 8 CRITERES DES HOTSPOTS DE l’IA DE JP DESBIOLLES
1. Confluence entre données structurées et non structurées
2. Haute activité manuelle et/ou intellectuelle avec des corpus d’informations dynamiques
3. Patterns statistiques discriminants pour le traitement à appliquer ?
4. Flux d’informations à traiter divers, hétérogène et dense
5. L’humain a un rôle de supervision, de contrôle ou de revue
6. L’humain doit être capable de démontrer des preuves ou des faits
7. Interaction Homme-machine dense
8 2 critères complémentaires relatifs au monde industriel
Visionary Marketing En conclusion on a vu tout à l’heure des visions de fantasmes autour de l’IA, des fois utopistes ou dystopistes. La réalité du futur de l’intelligence artificielle ne serait-elle pas quelque part entre les deux ?
JPD Ma conviction est que l’IA est éminemment humaine. Nous ne nous trompons pas, l’IA est faite, rendue opérationnelle, industrialisée, mise à l’échelle et supervisée par des hommes et des femmes. C’est un sujet humain qui doit le rester. L’enjeu n’est pas un enjeu technologique, c’est un enjeu d’adoption et d’appropriation. La question est « est-ce que nous sommes prêts pour cette adoption et entrer dans cette nouvelle collaboration homme machine ». Je ne le crois pas. J’ai vécu une anecdote à Singapour, où mon équipe a mis en place un projet très important dans une très grande banque. J’ai demandé à la jeune femme qio dirigeait le projet de me faire un feedback. Sa réponse aété « ce que vous avez mis en place nous a mis dans une zone d’inconfort » ce qui était loin d’être mon objectif. L’IA nous met face à des réponses, ou des alternatives que nous n’avions pas, en tant que professionnels, identifiées par rapport à nos compétences. Chacun d’entre nous a ses zones de confort et de compétences et on n’en sort pas ou peu. L’IA est de ce point de vue-là très différente, elle va fonctionner sur un corpus d’informations quasiment illimité, qui va être formé par des sachants sur le domaine métier et donc par nature va mettre les humains face à des réponses et des scénarios sur lesquels ils ne sont pas forcément préparés. Cela va leur ouvrir des horizons intéressants, mais uniquement s’ils sont formés et éduqués et qui réclame une conduite du changement qui soit bien faite. Le message majeur est donc le suivant : ceci est un sujet humain sur lequel il faut mettre un maximum d’efforts sur la conduite du changement afin que l’adoption et l’appropriation de l’IA par des hommes et des femmes d’aujourd’hui et de demain soient correctement faite. C’est l’enjeu majeur.
Visionary Marketing Dans quelle échelle de temps allons-nous nous situer pour que l’IA devienne véritablement intégrée à nos sociétés dans tous les domaines ?
JPD La première remarque, dans une adoption de technologie, le pire est la déception que nous pourrions générer quand on ne sait pas manager les attentes. Cela est vrai pour toutes les technologies. À force de susciter des attentes qui sont disproportionnées par rapport à ce qu’une technologie peut apporter, on finit par créer des illusions ou des déceptions qui font que la technologie est finalement abandonnée. Cela s’est déjà passé avec ce qu’on a appelé le « AI Winter ». L’IA existe depuis 50 et elle a été mise au placard pendant 30 ans. Deuxième remarque, l’IA est un sujet sur un cycle très long de transformation au cours duquel il nous faut des moments de vérité en mode court terme. Et c’est ce que nous faisons en ce moment. Et c’est maintenant qu’il faut monter dans le bateau car les cycles s’accélèrent, pour en comprendre les fondamentaux. Mais ce que mon message est le suivant nous trompons pas on n’est pas sur un cycle court on est sur un cycle de transformation on est sur un cycle structuré non pas conjoncturel. On en est juste au début de la course.
A propos de Jean-Philippe Desbiolles : Jean-Philippe est Vice-Président des activités cognitives pour IBM France, ce qui couvre le data analytics, la blockchain et l’IOT. Il a commencé à faire de l’IA il y a 10 ans, à Singapour en travaillant sur des projets pour de très gros clients. Il est ensuite parti deux ans à New York où il a dirigé les activités du programme d’intelligence artificielle d’IBM au niveau mondial. Il est ensiute rentré en France se concentrer sur la mise en œuvre de très gros projets. Il se déclare praticien et non théoricien de l’Intelligence artificielle.