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Innovation frugale : l’Occident peut apprendre des pays émergents

L’innovation n’est pas forcément le résultat d’une débauche de technologie et de recherche scientifique. Elle peut être faite de bouts de ficelle et ce n’est pas péjoratif. C’est l’innovation frugale et l’Occident ferait bien d’apprendre à la connaître. Fin avril, nous avons eu la chance, un petit groupe de blogueurs dont j’étais (voir ici le post d’Anthony Poncier), de rencontrer Navi Radjou, passé par Paris pour évangéliser la France et la convertir à l’innovation frugale (ou Jugaad innovation), une nouvelle façon de voir l’innovation, et au delà, notre rapport à la modernité. Français, Natif de Pondicherry, diplômé de Centrale, Navi est consultant indépendant dans la Silicon Valley où il réside depuis de nombreuses années. Il a occupé diverses fonctions de haut niveau chez Forrester, et plus récemment dans le cadre du centre for India and global business à la Judge Business School, de l’université de Cambridge et en tant que membre de la faculté du World Economic Forum. Outre ce CV impressionnant, Navi Radjou est venu nous présenter la version française de son ouvrage L’innovation Jugaad, co-écrit avec Jaideep Prabhu et Simone Ahuja et paru récemment aux éditions Diateino sous la traduction de Jean-Joseph Boillot (24€).

Innovation frugale : l’Occident peut apprendre des pays émergents

Innovation frugale : rejetez les préjugés, l'occident peut apprendre des pays émergents. [Navi Radjou : photo http://www.wave-innovation.com/]
Innovation frugale : rejetez les préjugés, l’occident peut apprendre des pays émergents. [Navi Radjou : photo http://www.wave-innovation.com/]
Où on ressort le système D du placard

« Jugaad » ou »Jugard » est un terme Hindi qui est assimilable à notre bon vieux système D, signe que dans nos traditions gauloises les plus ancrées, il reste peut-être quelque chose de nos lointaines racines indo-européennes.

L’innovation Jugaad, souvent traduite « innovation frugale », car il y est question de « faire plus avec moins », est non seulement une nécessité dans les pays émergents, mais aussi et surtout une inspiration nouvelle dans les pays occidentaux, sans parler des innombrables échanges possibles entrées visions occidentales êtres pays dits du Sud.

Ce concept d’innovation, qui est plus qu’en méthode, et plus véritablement une vision du monde à fait l’objet d’un ouvrage collectif paru aux USA, et qui vient d’être traduit et adapté chez Diateino sous le titre « innovation Jugaad, redevenons ingénieux ! » J’ai rencontré Navi Radjou avec quelques confrères a Paris fin Avril, et l’auteur nous a présenté son ouvrage en agrémentant sa présentation de nombreuses anecdotes.

La R&D en panne

Le point de départ de cet ouvrage a été, selon Navi, une étude de Booz Allen, étude qui a démontré que l’innovation était très coûteuse et que « les sommes importantes d’argent dépensées en R&D produisent peu d’effet ».Un autre défaut souvent rencontré est que « l’innovation est assez élitiste et qu’elle ne se fait que dans les labos. « Or, avec les médias sociaux, il y a des moyens de réunir des cerveaux de manière moins coûteuse, plus agile et moins élitiste » a ajouté Navi Radjou. Voilà un phénomène que nos lecteurs connaissent bien, sous forme de l’innovation conjointe, traitée souvent dans ces pages.

Y-a-t-il un besoin de changer la façon d’innover dans les pays occidentaux ?

Le point de départ du livre consistait à se focaliser sur les pays émergents et comprendre comment malgré le manque de ressources et de moyens ils arrivent à innover quand même. Par exemple, en cherchant un peu, les auteurs ont entendu cette anecdote de « cet Indien qui a inventé un frigo à base d’argile », une sorte de réinvention de la glacière des temps anciens en quelque sorte.

Autre exemple, un autre Indien se lasse de conduire son vélo sur une route pleine de nids de poule et donc il pense à équiper son vélo d’un amortisseur qui convertit les trous en énergie pour faire avancer le vélo plus facilement.

Cette anecdote et bien d’autres encore, bien souvent puisées dans l’imagination sans borne des entrepreneurs et inventeurs indiens se retrouvent à bien des endroits du livre, avec des exemples et des témoignages occidentaux qui permettent de montrer pourquoi et comment cette démarche « frugale » peut être incorporée à nos démarches d’entreprise également.

Innovation frugale : esprit frugal … Et agile

Les deux exemples ci-dessus illustrent l’esprit frugal et l’esprit agile. « L’Afrique est en train de devenir la base de l’innovation mobile avec Mpesa » a affirmé notre hôte en citant le succès de la fameuse solution de paiement mobile du Kenya, qui a permis les échanges de monnaie au travers des téléphones mobiles dans un pays où l’équipement en cartes de crédite est cependant très faible.

« Le Myanmar a vu le succès de Mpesa par Vodafone et ils ont stipulé que les opérateurs de Telecom qui veulent une licence doivent offrir le service de paiement » a poursuivi Navi. L’Inde, quant à elle, est un pays paradoxal. « Il y a en Inde 900 millions d’abonnés au téléphone mobile … mais 800 millions qui n’ont pas accès aux comptes bancaires ! »

Innovation frugale
Mpesa : Photo : lepotentielonline

On comprend donc que dans ces pays « paradoxaux » où la modernité entre en masse mais où les inégalités restent criantes et la bancarisation des habitants demeure une exception, l’innovation frugale, sorte de système D à base d’ingénuité et de bon sens, est une obligation vitale. Mais pourquoi devrions-nous nous en préoccuper en Occident, où tout, du moins en apparence, respire l’opulence et si peu nous pousse à la frugalité ? La réponse a cette question est plus évidente que vous croyez.

Des employés démobilisés dans des pays en crise

C’est que dans le monde occidental, la démobilisation est générale. « Il y a un tiers des employés (ce chiffre serait de 60% en Inde selon l’auteur) qui se sentent impliqués par l’entreprise. L’idée est de dire ‘pourquoi les pays émergents arrivent de façon abordable à apporter plus de valeur à moindre coût ?’  » a expliqué Navi Radjou. Si le système issu de la R&D est si insatisfaisant, il doit donc y avoir d’autres méthodes, et ces pays émergents peuvent ainsi, pour une fois, servir de modèle aux nôtres.

Ce n’est pas tout ! Car en Occident il y a la crise, en plus de ce malaise au travail. « Même à Palo Alto ! » A précisé Navi, cela est rassurant, le sentiment de désinvestissement n’est pas limité à quelques pays au Sud de l’Europe. « Il y a un clash des cultures dans des entreprises comme Cisco » a précisé Navi, loin de limage d’Epinal que nous eavons de ce côté-ci de l’atlantique. « Car dans ces entreprises comme dans les nôtres, il y a 3 générations d’employés car les jeunes veulent innover au travers des médias sociaux ». « Comme dans le cas de la Refonte de l’interface de la communication unifiée » a decrit Navi, « le challenge est que le top management a envie de changer mais pas le middle management ». Le résultat, c’est que « les hauts potentiels commencent donc à partir » a précisé Navi.

L’exemple Nissan …

Dans le cas de Renault Nissan, Carlos Ghosn [NDLR : auteur de la préface du livre] a transféré son responsable Logan dans le sud de l’Inde pour l’exposer aux conditions de vie des habitants. Ils vont y développer tous les ‘entry level vehicles’ « sous la supervision d’un occidental pour ensuite faire la synthèse entre le côté ingénieux et rapide en Inde ». Voilà comment combiner le meilleur de ces deux mondes l’occidental et le monde émergent, moins contadictoires que complémentaires, malgré les apparences. Gohsn y précise dans la préface de l’ouvrage qu’il ne s’agit cependant pas de s’inspirer de l’Inde pour développer des véhicules bas de gamme, mais pour repenser les futures de demain, vendues dans le monde entier.

Siemens s’attaque au segment ‘SMART’ … Estimé à 200 millions de dollars

Et Navi de nous donner un autre exemple et de montrer en effet que cette innovation frugale a frappé les imaginations de plus d’un capitaine d’industrie : « Christophe de Maistre président de Siemens France pense qu’il y a le haut de gamme et le milieu de gamme, et qu’ils n’étaient pas capables d’attaquer le segment 3 (segment abordable SMART : Simple, Maintenance-friendly, Affordable, Reliable, Timely-to-market) dont il pense qu’il représente 200 milliards de $ ». Car l’innovation frugale, ce n’est pas seulement une vision du monde inspirée de la frugalité et du manque de moyens : il s’agit également d’un véritable business !

« Ainsi, si l’on prend le monitoring des battements de cœur des fœtus pour la surveillance des naissances en Inde, les indiens ont remplacé les ultra sons par des micros ! » explique Nadjou. Cette solution beaucoup moins chère permet un résultat équivalent et amène le progrès au cœur des provinces indiennes les plus reculées. Ces produits vont trouver des marchés équivalents aux États Unis (et ailleurs) mais les cas d’usage seront différents a précisé Navi. « Cette innovation médicale par exemple, pourra être utilisée dans les ambulances aux États Unis ».

Pas uniquement une démarche low-cost

Pour Siemens, cette forme d’agilité et de simplicité est aussi importante pour les produits haut de gamme. Témoin cet examen de projet gouvernemental où les ingénieurs étaient uniquement obnubilés par la prouesse technologique, alors que l’innovation frugale était aussi adaptée au haut de gamme » a insisté Navi. Troisièmement, notre auteur pense qu’il y a une convergence entre la classe A et la classe B. « La classe a A sera le raffinement et la masse sera sur la classe B ». Pour Siemens, il faut être présent sur ce créneau haut de gamme mais « comment préserver l’existant et développer de nouveaux marchés ? »

Encore des progrès à faire !

Navi Radjou a présenté son concept d’innovation frugale au Board de Siemens et selon lui, « il y a encore des progrès à faire » nous a-t-il confié car « ils pensent que les pays émergents sont un marché et pas une source d’innovation et ils ont tort ».

« Franck Riboud de Danone a dit quant à lui que c’était un état d’esprit qu’il faut adopter en occident car cela sera bon pour nous aussi » et l’entreprise française a d’ailleurs employé des méthodes frugales pour établir des usines de fabrication de yaourts au Bengladesh par exemple.

Dans l’industrie pharmaceutique, toujours ce fameux paradoxe indien, « le sous-continent a plus d’usines certifiées FDA que les États Unis et pas seulement sur les génériques ». Le cycle de pénétration vers l’Occident va se faire rapidement. Chaque pays est en train de se spécialiser sur sa spécialité et en fin de compte le profuit fini est fabriqué en Chine (ou les pays vers lesquels la Chine, en voie d’enrichissement, délocalise). « On va avoir de plus en plus de trend seekers qui seront à l’affût des tendances dans les pays émergents » prédit Navi Radjou.

Dans la finance, l’innovation est en train d’arriver par Walmart, qui ouvre des kiosques : « l’innovation va arriver par des entreprises qui ne sont pas dans le secteur. Walmart est en train de faire une vraie rupture ». La société de distribution américaine a en effet lancé l’initiative PAYwithcash en 2012 qui permet à des familles non bancarisées de payer leurs achats en ligne en cash.

Trois niveaux pour s’inspirer des pays émergents

Navi Radjou donne 3 pistes pour que les entreprises occidentales puissent profiter à pleine de l’innovation Jugaad.

  • D’abord, prendre un produit d’un pays émergent et l’amener en Occident (c’est ce qu’a fait GE) ;
  • Deuxiemement, s’inspirer et développer des solutions locales ;
  • Enfin, changer la culture d’entreprise au travers de l’innovation frugale (unilever veut doubler son profit en réduisant son empreinte environnementale).

Navi pense ainsi que la plupart des entreprises va se focaliser sur le n°1. En tout cas, il y a un signe qui ne trompe pas, c’est la création du MIT Tata center for frugal engineering qui est imminente (Directeur Charles Fine). Le Jugaad va gagner ses lettres de noblesse. Accenture n’est pas en reste non plus. Le cabinet de conseil américain lance le programme ADP Accenture Development Partnerships : pendant 2 ans « les volontaires ne seront pas payés beaucoup mais ils iront faire des projets au Kenya ou en Inde… Ceci se revelera utile pour les clients. Il faut développer des capacités à se renouveler. De plus en plus, il faudra apprendre à s’adapter » a ajouté Navi, ce genre de mission Jugaad, aux confins de l’innovation et du caritatif est non seulement dans l’air du temps et dans les demandes des employés qui cherchent à remettre du sens dans leurs vies professionnelles et personnelles, mais il s’agit également d’un bagage supplémentaire pour ces employés qui peuvent ainsi le valoriser auprès des entreprises.

Navi voit 4 rôles se dégager :

  1. Les inventeurs
  2. Les transformeurs
  3. Les financiers
  4. Les brokers

Une forte demande en France

Navi Radjou a quitté la France en 1995 et il « ne voulai[t] pas revenir » nous a-t-il confié. Aujourd’hui il est contacté régulièrement, car il y a une forte demande en France. C’est l’Europe qui l’appelle et il a été agréablement surpris, finalement le temps n’est pas aussi linéaire qu’il le croyait et il a meme decouvert beaucoup de choses qui se passent notamment à Grenoble. Comme quoi notre regard très critique à l’égard de notre pays, sous le feu roulant des « dêclinologues », devrait s’adoucir un peu : sans doute que notre ancienne tradition du Système D et notre débrouillardise nationale nous prédispose à l’innovation Jugaad … Il y a donc de l’espoir.

Quelques notes plus personnelles sur l’innovation frugale

Comme, si l’on en croit Beaumarchais, « sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur », on pourra souligner ici et là de nombreuses références dans le livre à l’inévitable Steve Jobs, affublé de qualités d’empathie dont il a à l’évidence fait défaut à de nombreux moments de sa vie (il avait a priori d’autres qualités). Je ne suis pas persuadé que ces exemples, que d’aucuns trouveront convaincants à part moi, ajoutent beaucoup à la crédibilité d’un concept qui apporte beaucoup plus par les inventeurs ingénieux du monde émergent.  Le lien est ténu.

2008 bugC’est même dommage car cela vient affaiblir le propos pourtant fort pertinent. Certes, on pourrait aussi reprocher à ce nouveau concept de vouloir devenir une « panacée marketing » pour reprendre le vocable souvent utilisé par Bernard Cova, mais les auteurs ne tombent pas dans ce piège-là.

L’innovation Jugaad n’est pas destinée à remplacer d’un coup de crayon tout ce qui existe, surtout quand les résultats sont bons. Il y est plus question de s’ouvrir sur le monde et de fournir une vision différente du monde, inspirée de pays qu’on a eu sans doute trop tendance à regarder du haut de nos piédestaux. Ceux-ci ayant quelque peu tendance à se fendiller, il est de bon ton de jeter un autre regard, moins condescendant, plus respectueux, vers ces pays où la pénurie oblige à l’ingéniosité et où l’innovation et l’astuce remplace l’opulence. Dans les meilleures démarches, il y a toujours à prendre et à laisser, et si l’on se souvient des déboires récents de Mohamed Yunus, pourtant lauréat d’un prix Nobel pour une innovation frugale intitulée « micro finance », il est possible de nuancer les bénéfices des démarches de ce genre. Il est à noter également que l’exemple de Danone cité dans le livre, autour de la société Grameen Danone, elle aussi est au cœur de controverses qui impliquent le même Mohamed Yunus.

Une autre façon de voir est de considérer la beauté de l’invention et de faire abstraction, si cela est possible, de ces affaires dont la justice ne manquera pas de sanctionner les fautifs, si tant est que leur culpabilité puisse être prouvée. Qui vivra verra, et ce qui restera demain de la micro finance et de l’innovation frugale en général.

Yann Gourvennec
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Yann Gourvennec

Yann Gourvennec created visionarymarketing.com in 1996. He is a speaker and author of 6 books. In 2014 he went from intrapreneur to entrepreneur, when he created his digital marketing agency. ———————————————————— Yann Gourvennec a créé visionarymarketing.com en 1996. Il est conférencier et auteur de 6 livres. En 2014, il est passé d'intrapreneur à entrepreneur en créant son agence de marketing numérique. More »

7 commentaires

  1. Haaaaaaaa l’Inde, ou comment bien souvent sortir le facteur qualité de l’équation innovation…

    Un seul petit exemple : les indiens sont en train de pourrir le marché du livre numérique avec une production de qualité scandaleuse, qui pèse désormais sur l’écosystème entier et freine l’innovation chez les revendeurs parce qu’ils ont à prendre ces abominations en compte pour ne pas que la majorité des livres deviennent tout à coup illisibles…
    Et ils se mettent maintenant aux outils software dédiés… et le résultat est encore PIRE.

    Vous me direz, niveau software, ça n’a jamais volé bien haut, si bien que plusieurs boîtes ont décidé de relocaliser après avoir eu à faire à la qualité indienne.

    C’est vrai, prenons exemple sur eux… Le jour où ils ne considéreront plus que le consommateur ne mérite que des produits de qualité honteuse.

    1. Je vous accorde le commentaire, même si certains lecteurs pourraient le juger excessif, il est certain que la qualité n’est pas toujours au rendez-vous de l’offshoring. Ceci étant, depuis 2009, « Les effectifs indiens de Capgemini dépassent ceux de la France » http://www.lesechos.fr/20/10/2009/LesEchos/20534-129-ECH_les-effectifs-indiens-de-capgemini-depassent-ceux-de-la-france.htm . Les clients de Capgemini, mais aussi d’IBM et des autres, vous diront si cela « ne vole pas bien haut ». En fait, l’Inde est un pays d’extrêmes, où le meilleur côtoie le pire, on ne peut pas juger ce pays à l’emporte pièce, et si on peut à juste titre déplorer le départ des emplois de l’Europe, on ne peut pas refuser aux pays émergents le droit de se développer. Et s’ils sont plus agiles et plus enthousiastes que nous, alors c’est à nous d’en tirer les conséquences, et pas à eux.

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